La grande partie de chasse

Dès que le docteur eut quitté la station-service au volant de son automobile, j’allai au bureau chercher la pancarte qui disait « Fermé » et l’accrochai à l’une des pompes. Ensuite, je gagnai directement la roulotte. J’étais trop épuisé pour me déshabiller. Je n’ôtai même pas mes vieilles tennis sales. Je m’écroulai d’un seul bloc sur le lit et m’endormis. Il était huit heures cinq du matin.

A six heures et demie du soir, soit plus de dix heures plus tard, je fus réveillé par les ambulanciers qui ramenaient mon père de l’hôpital. Ils le transportèrent dans la roulotte et l’allongèrent sur la couchette du bas.

« Salut, papa, dis-je.

— Salut, Danny.

— Comment te sens-tu ?

— Un peu vaseux », dit-il, avant de sombrer dans le sommeil en quelques secondes.

L’ambulance s’éloignait lorsque le docteur Spencer arriva. Il monta directement dans la roulotte pour examiner son patient.

« Il va dormir jusqu’à demain matin, dit-il. Il se sentira très bien au réveil. »

Je raccompagnai le docteur jusqu’à sa voiture.

« Je suis très heureux qu’il soit de retour », dis-je.

Le docteur ouvrit la portière de la voiture, mais n’y monta pas. Il me regarda avec beaucoup de gravité et me demanda :

« Quand as-tu mangé pour la dernière fois, Danny ?

— Mangé ? dis-je. Oh !… eh bien… j’ai mangé… heu… » Je m’aperçus soudain que je n’avais rien mangé depuis un bon bout de temps déjà. Je n’avais rien avalé depuis le dîner en compagnie de mon père le soir précédent. Il y avait plus de vingt-quatre heures.

Le docteur Spencer se pencha à l’intérieur de sa voiture et en sortit un gros paquet rond enveloppé dans du papier sulfurisé.

« Ma femme m’a chargé de te remettre ça, dit-il. Je crois que tu aimeras, car c’est une excellente cuisinière. »

Il me tendit le paquet, sauta dans son véhicule et s’éloigna rapidement.

Je restai planté là, serrant fort cette grosse chose ronde entre mes mains. Je regardai la voiture du docteur s’éloigner sur la route et disparaître au premier tournant. Je demeurai encore un instant absorbé dans la contemplation de la route déserte.

Au bout d’un petit moment, je tournai les talons et regagnai la roulotte en emportant mon précieux paquet. Je le déposai au milieu de la table, mais ne le déballai pas tout de suite.

Étendu sur la couchette, mon père était plongé dans un profond sommeil. Il portait un pyjama d’hôpital à bandes marron et bleues. Je m’approchai de lui et soulevai délicatement la couverture pour voir ce qu’ils lui avaient fait. Un plâtre blanc et dur recouvrait la partie inférieure de sa jambe et l’ensemble de son pied, laissant les orteils libres. Il y avait un drôle de petit truc en métal qui dépassait du plâtre sous le pied, sans doute pour lui permettre de marcher. Je laissai retomber la couverture et retournai à la table.

Très soigneusement, je commençai à défaire l’emballage de papier sulfurisé qui enveloppait le cadeau du docteur. Cela fait, j’eus sous les yeux le plus gros et le plus magnifique pâté en croûte du monde. Il était recouvert partout : en haut, en bas et sur les côtés, d’une croûte riche et dorée. Je pris un couteau sur l’évier et m’en coupai une part. Je commençai à le manger avec les doigts, sans même prendre le temps de m’asseoir. La viande tendre et rose du pâté n’était pas grasse et elle avait été soigneusement désossée. Elle renfermait de surcroît des œufs, qui y avaient été enfouis en divers endroits comme autant de trésors. C’était succulent. Après la première part, j’en coupai une seconde que je dévorai. Béni soit le docteur Spencer, pensai-je. Et bénie soit également Mme Spencer.

Le matin suivant, un lundi, mon père se leva à six heures.

« Je me sens en pleine forme, m’annonça-t-il en se mettant à clopiner dans la roulotte pour mettre sa jambe à l’épreuve. Je ne souffre presque plus ! s’écria-t-il. Je vais pouvoir t’accompagner à l’école !

— Non, dis-je. Pas question !

— Je ne t’ai jamais laissé y aller seul, Danny.

— Ça fait plus de six kilomètres aller et retour, dis-je. Ne viens pas, je t’en prie, papa. »

Ce jour-là j’allai seul à l’école. Mais dès le lendemain, il insista pour m’accompagner. Je ne parvins pas à l’en dissuader. Il avait enfilé une chaussette de laine par-dessus son plâtre pour garder ses orteils au chaud. Celle-ci avait un trou sous le pied pour laisser passer le bout de métal. La démarche de mon père était un peu raide, mais elle n’avait rien perdu de sa rapidité. Le bout de métal cliquetait à chaque fois qu’il le posait sur la route.

La vie redevint donc normale, ou presque, à la station-service. Je dis « presque » parce que, indéniablement, les choses n’étaient plus tout à fait ce qu’elles avaient été. Mon père avait changé. Pas beaucoup, mais j’étais sûr que quelque chose le turlupinait. Il était fréquemment maussade et il y avait des silences entre nous, surtout le soir au dîner. De temps en temps, je le surprenais, debout et immobile devant la station, les yeux tournés en direction de Hazell’s Wood.

J’eus à maintes reprises envie de lui demander ce qui n’allait pas et nul doute que, si je l’avais fait, il me l’aurait dit aussitôt. Je m’abstins néanmoins de le faire, car je savais que je l’apprendrais tôt ou tard.

Je n’eus pas à attendre très longtemps.

Cela se passa une dizaine de jours après son retour de l’hôpital. Nous étions assis tous les deux sur la plate-forme de la roulotte et nous regardions le soleil se coucher derrière les grands arbres au sommet de la colline sur l’autre versant de la vallée. Nous avions dîné, mais il n’était pas encore l’heure d’aller me coucher. Cette soirée de septembre était douce, belle et très calme.

« Tu sais, il y a quelque chose qui me rend complètement fou en ce moment, dit-il tout à coup. Quand je me lève le matin, je me sens tout à fait en forme. Et puis, chaque jour de la semaine sur le coup de neuf heures, la grosse Rolls-Royce argentée passe en trombe devant la station et j’aperçois la grosse figure bouffie de M. Victor Hazell derrière son volant. Ça ne manque jamais et pourtant je ne le fais pas exprès. Et quand il passe, il tourne toujours la tête vers moi et me regarde. Son sourire méprisant et sa petite grimace de suffisance, que je n’entrevois que l’espace de trois secondes à peine, ont le don de me mettre en rage. Le pire, c’est qu’ensuite je ne décolère pas de la journée.

— Je comprends ça », lui dis-je.

Un silence tomba entre nous. J’attendis pour voir ce qu’il allait dire.

« Je vais te confier quelque chose d’intéressant, finit-il par m’annoncer. La saison de chasse au faisan commence samedi. Tu le savais ?

— Non, papa. Je l’ignorais.

— Elle commence toujours le 1er octobre, dit-il. Et chaque année M. Hazell fête l’ouverture en donnant une grande chasse. »

Je me demandais quel était le rapport avec les colères de mon père, tout en étant sûr qu’il y en avait effectivement un.

« C’est un événement mondain très couru, cette chasse de M. Hazell, Danny.

— Est-ce qu’il y vient beaucoup de monde ? demandai-je.

— Des tas de gens, répondit mon père. Il en vient de toute la région. Des ducs et des lords, des barons et des baronnets, des hommes d’affaires fortunés, bref tout le beau monde du comté. Ils arrivent avec leurs fusils, leurs chiens, leurs femmes et toute la journée la vallée résonne de leurs coups de fusil. Mais ce n’est pas par estime pour M. Hazell qu’ils viennent. Dans leur for intérieur, ils le méprisent tous. Ils pensent tous que c’est un sale bonhomme.

— Alors pourquoi acceptent-ils son invitation, papa ?

— Parce qu’il possède la plus belle chasse de faisans de tout le sud de l’Angleterre, voilà pourquoi ils acceptent son invitation. Pour M. Hazell, ce jour-là est le plus beau de l’année et il est prêt à y mettre le prix pour que ce soit une réussite. Ces faisans lui coûtent une fortune. Chaque été, il achète des centaines de jeunes oiseaux dans un élevage et il les fait mettre dans ses bois, où ses gardes les nourrissent et les font engraisser en prévision du grand jour. Est-ce que tu sais, Danny, que l’élevage d’un seul des faisans qui seront tirés équivaut au prix d’une centaine de pains ?

— Pas possible !

— Je te le jure, dit mon père. Mais pour M. Hazell, ce n’est pas trop cher payer. Et tu sais pourquoi ? Parce que ça lui permet de se donner de l’importance. Une journée par an, il devient un gros bonnet dans un cercle restreint et le duc de Machin-Chouette – lui-même – le traite en familier, même si un moment plus tard il doit faire un effort pour se rappeler son prénom en prenant congé de lui. »

Mon père tendit une main et se mit à gratter son plâtre juste sous le genou gauche.

« Ça me démange, dit-il. La peau me démange sous le plâtre. Alors je gratte le plâtre en me disant que c’est la peau que je gratte.

— Et ça soulage ?

— Non, dit-il. Ça ne soulage pas. Mais écoute, Danny…

— Oui, papa ?

— Je vais te dire quelque chose. » Il recommença à gratter son plâtre. J’attendis la suite de sa confidence.

« Je vais te dire ce que j’aimerais le plus faire en ce moment précis. »

Ça y est, pensai-je. Il va m’annoncer quelque chose de phénoménal et d’insensé. Je le voyais à la tête qu’il faisait.

« C’est un très grand secret, Danny. » Il marqua un temps d’arrêt et regarda autour de lui. Et, bien que selon toute probabilité il n’y eût pas à ce moment-là âme qui vive à trois kilomètres à la ronde, il se pencha vers moi et me chuchota : « Je voudrais découvrir un moyen de capturer tous les faisans de Hazell’s Wood pour qu’il n’en reste plus un seul à tuer le jour de l’ouverture.

— Papa ! m’écriai-je. Tu n’y penses pas !

— Chut ! dit-il. Écoute, si seulement je pouvais découvrir le moyen de faire main basse sur deux cents oiseaux d’un coup, la chasse de M. Hazell serait le fiasco le plus retentissant de l’histoire !

— Deux cents ! m’exclamai-je. C’est impossible !

— Imagine seulement le triomphe, la glorieuse victoire que ce serait, Danny ! poursuivit-il. Tous ces ducs, ces gens de la noblesse et ces célébrités qui s’amèneraient dans leurs grosses voitures et que M. Hazell accueillerait en se pavanant comme un paon et en leur disant des choses comme : « Cette année, les bois sont pleins de faisans qui n’attendent que vous, Lord Thistlethwaite », et : « Ah ! cher Sir Godfrey, c’est une belle saison pour le faisan, une très belle saison en vérité. » Et puis tout le monde prendrait sa place autour du bois, le fusil sous le bras. Pendant ce temps-là, les rabatteurs engagés pour l’occasion commenceraient à battre le bois en hurlant à tue-tête pour que les faisans, effrayés, aillent se jeter sur les tireurs postés. Mais, ô surprise ! il n’y aurait plus un seul faisan dans le bois ! Le visage de M. Victor Hazell deviendrait plus rouge qu’une betterave bouillie ! Tu ne crois pas que ce serait à la fois magnifique et stupéfiant de réussir un coup pareil, Danny ? »

Mon père était tellement excité qu’il se leva, descendit les marches de la roulotte et se mit à marcher de long en large devant moi.

« Magnifique, criait-il. N’est-ce pas que ce serait magnifique ?

— Pour sûr, répondis-je.

Mais comment faire ? s’écria-t-il. Comment pourrait-on y arriver ?

 

 

— C’est impossible, papa. Il est déjà assez difficile de capturer deux oiseaux dans ce bois, alors deux cents, tu penses…

— Ça je le sais, dit mon père. Ce sont les gardes qui compliquent tout.

— Il y en a combien ? demandai-je.

— De gardes ? Trois, et ils sont en permanence dans le bois.

— Est-ce qu’ils y passent aussi la nuit ?

— Non, pas la nuit entière, dit mon père. Ils rentrent chez eux dès que les faisans se sont perchés sur les arbres, car personne, pas même mon propre père, le plus grand expert du monde, n’a découvert le moyen de capturer des faisans branchés. Il est l’heure d’aller te coucher, ajouta-t-il. Va te mettre au lit, je viendrai te raconter une histoire dans un moment. »

Danny, champion du monde
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